Critique de "À l'Âme Enflammée, l'Äme Constellée..."


Gris – À l’Âme Enflammée, l’Äme Constellée…

IGris - À l'Âme Enflammée, l'Äme Constellée...est aujourd’hui presque impossible d’imaginer l’expérience vécue par les explorateurs européens de la Renaissance : le difficile défi des préparatifs; l’angoisse et le doute devant l’immensité de l’océan; l’exaltation lors de la découverte d’une terre rêvée et fantasmée; le nécessaire retour à la réalité, lorsque celle-ci s’impose avec ses contraintes et son cortège de petites déceptions. Ce florilège de sensations façonne celui qui le subit et transforme sa manière de percevoir l’univers.
C’est ce genre de voyage que propose les membres de la formation québécoise Gris, entraînant son public vers un nouveau continent musical appelé À l’Âme Enflammée, l’Äme Constellée… qui succède à Il Était une Forêt… paru il y a déjà cinq ans. Après le silence provoqué par cette interminable attente, l’auditeur découvre donc un opus d’une dimension et d’une richesse qui évoque allégoriquement l’irruption de l’Amérique dans l’imaginaire de la civilisation occidentale, avec ses merveilles et ses drames.
Rarement un disque aura été aussi exigeant à analyser. Ses quatre-vingt minutes bien tassées et sa composition imprégnée de néo-classicisme en font une œuvre immense et foisonnante, nécessitant de nombreuses écoutes attentives. Impossible en effet de l’apprécier pleinement si on ne lui accorde pas son intérêt exclusif. Il faut donc adopter la même démarche que Cortès, qui a brûlé son bateau en arrivant au Mexique, afin de se concentrer exclusivement sur son objectif.
La musique créée par Icare (voix, piano, violon et batterie) et Neptune (guitare, basse et violoncelle) pour cet album appartient résolument au registre contemporain. L’influence du Black Metal atmosphérique est devenue marginale, se limitant à certains passages plus rugueux et au choix d’une voix hurlée. Bien plus nombreuses sont les références à la musique classique, folk et néo-païenne, grâce à l’emploi extensif d’instruments à corde, utilisés pour de longues séquences acoustiques et plusieurs intermèdes. Les interprètes démontrent en outre un remarquable savoir-faire, en privilégiant la mise en place progressive et structurée d’environnements sonores et d’ambiances, au lieu de se limiter à une stricte démonstration de virtuosité. Ce choix esthétique donne beaucoup de profondeur aux titres plus longs, tels que Les ForgesIgneus ou Une Épitaphe de Suie, qui parviennent à entraîner l’auditeur dans une expérience musicale complète. Les chansons plus courtes – en particulier Dil et Moksha – permettent aussi d’effectuer des expériences, avec des sonorités exotiques et variées. L’album entier est d’ailleurs marqué par une forte spiritualité, présente dans les textes, mais aussi dans la musique, rêveuse et vaporeuse, propice aux questionnements existentiels. Le choix de certains titres (NadirSem ou Samsara) repose en effet sur la connaissance de concepts religieux et mythologiques provenant de plusieurs civilisations, croisées ici d’une manière tout à fait unique.
La dimension monumentale et la complexité de l’écriture d’À l’Âme Enflammée, l’Äme Constellée… effaroucheront sans doute plusieurs amateurs recherchant principalement l’agressivité et les sensations fortes. Cet album s’adresse en effet à un public ouvert d’esprit, capable de se laisser entraîner sur les chemins de la découverte, au-delà de la limite des cartes et de leurs points de repère. Avec ce deuxième opus, les membres de Gris illustrent à nouveau leur immense talent et leur capacité à pulvériser les frontières stylistiques.